23/03/2018 - Reportages

Par Gérald Guétat - Photos : Henri Thibault

La Matra qui a ouvert la piste

Matra MS1 - 1965

Avec ses deux mille rivets et son châssis-coque conçu comme un avion de chasse, la première monoplace Matra permit à la jeune marque française de se propulser vers les sommets. Sur la piste de Montlhéry, le retour de la MS1 de Jean-Pierre Beltoise entièrement restaurée est l’occasion de revenir sur une page oubliée de l’âge d’or du sport automobile en bleu.

Par Gérald Guétat - Photos : Henri Thibault

La Matra qui a ouvert la piste

Matra MS1 - 1965

Avec ses deux mille rivets et son châssis-coque conçu comme un avion de chasse, la première monoplace Matra permit à la jeune marque française de se propulser vers les sommets. Sur la piste de Montlhéry, le retour de la MS1 de Jean-Pierre Beltoise entièrement restaurée est l’occasion de revenir sur une page oubliée de l’âge d’or du sport automobile en bleu.

Longines World’s Best Racehorse

Coque et réservoir d’essence de MS1 après avoir enlevé les pontons latéraux et les 2000 rivets /

Sur le circuit de Reims, le 4 juillet 1965, une monoplace bleue, la n°25, est saluée frénétiquement par le drapeau à damiers, suivie à une fraction de seconde par la Brabham n° 53 de Piers Courage. Ce qui aurait pu demeurer dans les annales comme la revanche in extremis d’un jeune pilote français, gravement accidenté sur le même circuit un an auparavant, va ouvrir une ère nouvelle du sport automobile avec la saga Matra. En effet, le gagnant du jour, Jean-Pierre Beltoise que l’on disait déjà « fini » à peine sa carrière au volant commencée, donne à la France sa première victoire en monoplace depuis Jean Behra sur Gordini en 1953. La foule de Reims en liesse s’est passionnée pour cette course de Formule 3 très disputée, bien plus que pour la prestigieuse manche de Formule 2 dominée pourtant par des ténors comme Clark ou Stewart. Jean-Pierre est aux commandes de la MS1, la toute première voiture de course Matra Sports construite par une firme dont même l’omniprésent observateur des circuits de l’époque, Gérard Crombac, reconnaît ne pas savoir grand chose. Et pour cause. Il s’agit de la saison initiale d’une petite équipe montée à la hâte sur ce qui reste du constructeur René Bonnet dont un bouillant manager vient d’hériter en entrant chez Engins Matra en 1964. Son nom : Jean-Luc Lagardère, ingénieur aéronautique. Sa mission : Transformer un discret fabricant de missiles de hautes technologies en un groupe industriel diversifié, innovateur et ouvert sur le grand public. Son premier objectif : Lancer enfin la production d’une vraie voiture de sport nationale rapide et belle mais abordable. La compétition lui paraît être alors le meilleur vecteur de cette évolution. Il a la confiance de ses actionnaires dont le puissant Sylvain Floirat et le fondateur de Mécanique Aviation Traction en 1941, Marcel Chassagny. Mais Lagardère doit faire vite et bien s’il ne veut pas que ses options risquées lui soient reprochées. En pleine ère Gaullienne d’expansion de l’industrie française au plus haut niveau, il faut éviter l’échec si on ne veut pas ternir l’image flatteuse d’une firme déjà au sommet dans son domaine stratégique. Le patron de Matra va donc bâtir un programme destiné à propulser sa firme sur le devant de la scène en commençant par la Formule 3, inexpugnable fief britannique et première marche vers le championnat du monde de F1.

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Pourtant, la saison inaugurale 1965 commence plutôt mal et en particulier pour Beltoise sur qui Lagardère compte totalement pour faire briller sa MS1. En avril 1965, le petit bolide bleu va faire ses premiers roulages sur l’aérodrome de Vélizy-Villacoublay, zone militaire où l’équipe de compétition dirigée par Claude Le Guezec dispose d’un ancien hangar de l’avionneur Breguet pour travailler. Comme on le verra plus loin, on n’y oeuvrait pas, là non plus, dans un confort douillet car l’endroit était surnommé « le stalag ». Jean-Pierre, voulant sans doute en faire un peu trop, manque de détruire le prototype sur un talus devant le gratin de l’état-major Matra venu en voisin... Et la suite n’est guère encourageante pour une entreprise habituée à frapper ses cibles en un éclair. Trois MS1 sont engagées en championnat avec Offenstadt, Jaussaud et Beltoise. A part un record du tour pour ce dernier, c’est une série de déconvenues avec, même, une voiture lourdement endommagée à Charade. Et puis, ce sera Reims avec une seule voiture prête pour la première séance d’essais. Comme le décrit Jean-Pierre : Le Guezec ne nous avait pas dit qui de Jaussaud ou de moi devait prendre le volant. Nous étions là, casqués gantés, à attendre sa décision. C’était une situation incroyable. Alors j’ai guetté son geste et j’ai foncé sur la voiture pour m’installer au volant. Je ne l’ai plus lâché ! La suite est bien connue avec une fin de saison en fanfare et un doublé au championnat de F3, Beltoise en tête, Jaussaud, deuxième.

Lorsque quarante ans plus tard, le vainqueur de Reims demandera à son ami de toujours Jean-Pierre Thibault, une figure de la presse automobile et grand amateur de défis, de restaurer sa première Matra, c’est évidemment la configuration de cette course fétiche qui sera retenue comme référence.

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Coque structurelle sans les pontons et plancher après décapage

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Remontage de la coque et peinture

Comme un avion sans ailes

La restauration de la première Matra, replacée dans le contexte des formidables succès qui vont suivre la victoire de Reims, de la Formule 1 aux 24 Heures du Mans, était une opération passionnante mais risquée. Le fils de Jean-Pierre Thibault, Henri, qui a prêté main-forte de bout en bout à la résurrection de cet objet exotique, témoigne de la prise de conscience de ceux qui l’approchent dès le début : La technologie d’avant garde chez Engins Matra en 1965 allait donner naissance à une nouvelle façon d’aborder la conception d’une auto de course. C’est là que nous avons commencé à mesurer les difficultés de la tâche pour ne pas abîmer cette monoplace symbolique qui donna naissance à toute une lignée victorieuse. Tout était à faire dans cette restauration et son châssis structurel, petite merveille de technologie, était à aborder avec précautions. Matra Sports n’a pas inventé le châssis coque riveté, Lotus et Ferrari y travaillaient aussi à l’époque, mais a utilisé toutes ses compétences d’avionneur pour réaliser un châssis structurel en tôle intégrant le réservoir de carburant ainsi que les conduits de refroidissement d’huile et d’eau, encastrés pour éviter les chocs thermiques. Mais première constatation : la bête est rouillée par endroits. C’est qu’elle a été faite en acier et pas n’importe lequel, du 15CDV6 utilisé pour les cellules d’avion de chasse. Après les trois MS1, les Matra suivantes seront en aluminium, plus léger, mais les pionnières, de peur d’un manque de solidité, sont d’un métal très performant et plus lourd. Avant d’aller plus avant dans l’exploration de la machine bleue qui, par abandon, a énormément vieilli, une enquête s’impose. Il faut retrouver les anciens de Matra qui ont participé au projet ou, à défaut, des témoins très compétents. Ainsi va ressurgir du passé un pan de l’histoire étonnante des débuts de Matra.

Nous sommes à l’hiver 1964-1965 dans un garage situé au pied d’un immeuble bourgeois du 145 boulevard Murat de Paris 16°. Dans ce quartier plutôt chic, à la lisière d’une banlieue aux espaces mal définis, l’établissement chargé de l’entretien des Matra-Bonnet de tourisme accueille dans son sous-sol une petite équipe dans un « bureau d’étude » improvisé. On y trouve deux rescapés de chez René Bonnet, le concepteur Jacques Hubert et le dessinateur Paul Carillo. Envoyé spécial de Lagardère, l’ingénieur Caubet supervise et fait le lien entre le monde supposé archaïque de l’automobile et la « high-tech » aérospatiale. Le temps presse. On n’a pas pris le soin de préparer les lieux où il règne le plus souvent la température vivifiante de -2° Celsius. Comme dans le futur « stalag » de Vélizy, on est loin des salles blanches dans lesquels des opérateurs en combinaison et calotte anti-poussière procèdent à l’intégration des systèmes de guidage ultra sophistiqués dans un lanceur. On est encore dans la tôle froide et l’odeur du cambouis flotte à proximité. Heureusement il y a le réseau des sous-traitants et des filiales performantes des Engins Matra avec leurs as de chaudronniers-formeurs pour contribuer à la fabrication de la première coque rivetée et ses fameux réservoirs structuraux.

Opération à cœur ouvert

Quatre décennies plus tard, les restaurateurs de la MS1, après diverses consultations, se lancent dans l’extraction de deux mille rivets pour tenter de découvrir si la rouille ne s’est pas attaquée aux entrailles du réservoir enduit, à l’époque, d’un liquide d’étanchéité utilisé sur le Concorde ou les Mirage. L’ensemble est intact mais il faut tout décaper avant nouveau traitement et remontage. Ainsi, le milieu aéronautique des années 2000 va être mis à contribution à plusieurs reprises pour résoudre divers problèmes. Pour les Thibault, père et fils, toutes les investigations sont de rigueur : Les contacts pris avec des sableurs classiques nous faisaient craindre un allongement des tôles rivetées, les trous de quatre millimètres de diamètre n’étant séparés les uns des autres que de trois à quatre centimètres. Si nous déformions les tôles, nous n’aurions pas pu replacer les rivets. Près de l’aéroport du Bourget, une société innovante va apporter la solution. En effet, les compagnies aériennes font régulièrement traiter les capots moteur et les portes d’accès de leurs avions de ligne qui doivent rester sans la moindre fissure. Biodecap utilise pour cela du blé moulu très fin et cuit en autoclave pour former une poudre aux grains assez durs pour décaper un support sans l’attaquer. Cela va du métal à la fibre de verre ou au carbone. Donc pas d’échauffement du support et pour nos tôles d’acier, c’était parfait.

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Montage des trains roulant sur la coque

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Finition de la MS1

Une fois le coeur de la MS1 hors de danger, le démontage et les vérifications se poursuivent pour les parties mécaniques et le train roulant. Les « anciens » apportent leurs connaissances et vont, au passage, authentifier certaines pièces comme faisant bien partie de la première Matra victorieuse à Reims. En effet, la bâche à huile et les porte moyeux arrière, « cannibalisés » sur la René Bonnet de Formule 2 pour gagner du temps, sont bien là. Quant au train avant, sa triangulation en mécano-soudure dans le même acier que la coque va être entièrement reconstruite par Claude Quintin, un orfèvre surnommé Benito, installé à Magny-Cours et qui fut aussi mécano de J.P. Beltoise en courses de Production. Il n’y a donc pas que des hommes de l’air qui vont contribuer au succès de cette restauration. Parmi ceux de l’automobile, on citera au premier rang Jean-Paul Humbert, le “pape” des Matra de compétition en France qui restaure et reconstruit avec sa société EPAF de Romorantin toute l’oeuvre de l’équipe de Jean-Luc Lagardère depuis plus de 15 ans. C’est lui qui va aider également à trouver une rareté, les jantes de sept pouces en magnésium montées sur la MS1 à Reims en 1965 et plus fines que celles de la concurrence. Jean-Pierre Beltoise n’a pas oublié leur importance : Les pneus étroits, les seuls que nous avions, me donnaient une meilleure vitesse de pointe qui m’a permis de rester devant Piers Courage jusqu’au dernier moment. Il reste aussi à trouver, entre autre, les bons rivets auprès d’un fournisseur d’Airbus. Un ancien de chez Sud Aviation, Bertin et Dassault va apporter tout son doigté à la pose des deux mille rivets neufs venus des Etats-Unis. Puis viendra le passage du liquide-joint dans les réservoirs avec un produit très spécial destiné aux fusées, comme aux temps héroïques de Matra.

Mais qu’était devenue la mécanique de la MS1 pionnière ? Jean-Pierre Beltoise avait déjà fait restaurer son petit quatre cylindres Cosworth plusieurs années avant la restauration du châssis mais il fallait largement y revenir d’autant plus que la mise en configuration « Reims 65 » exigeait une modification. En effet, la Matra s’était présentée sur le circuit champenois avec son carburateur Weber habituel, la marque préférée des Français. Mais le directeur sportif Le Guezec, s’aperçut tardivement que les Britanniques les plus rapides avaient monté des Stromberg comme prévu à l’origine chez Cosworth. La piste était fermée jusqu’à la course du lendemain lorsqu’on s’en procura finalement un exemplaire. Avec des ruses de Sioux, les Matra boys firent quelques tours de piste clandestins jusqu’à ce que les organisateurs, furieux, fassent sortir Beltoise. Mais les bons réglages étaient déjà trouvés comme le résultat final allait le prouver.

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Jean-Pierre Beltoise

A l’atelier de restauration, on fera de même avec un Stromberg échangé contre le Weber. Puis avec la complicité d’un membre du bureau d’études de Cosworth en Angleterre, viendront par la poste les fiches techniques des réglages tirées des archives avant que le célèbre bloc MAE de 997 cm³ ne reçoive sa livrée finale « Red Damask » d’origine. Quelques dizaines d’autres détails aussi importants les uns que les autres seront à régler sans relâche avant que la voiture au joli bleu Orly 915 ne fasse sa première apparition publique à Retromobile puis ses premiers tours de piste à Montlhéry en mai 2011 après des milliers d’heures de travail.

Reims fut une victoire décisive pour l’avenir de Matra. Désormais conforté par le plein accord de ses actionnaires, Jean-Luc Lagardère allait se lancer dans sa très ambitieuse conquête des sommets du sport automobile mondial. Le rédacteur en chef de Sport-Auto, Gérard Crombac aimait raconter l’opération séduction qu’il avait contribué à organiser pour le patron de Matra : Lorsque Jackie Stewart appris que son team manager Ken Tyrrell voulait lui faire essayer une nouvelle monoplace française, il fut persuadé que les gens de Matra avait vraiment réussi à le faire trop boire lors d’un fameux dîner à l’aéroport d’Orly à la fin de la saison 1965.

Pourtant, quelques jours plus tard, un avion cargo spécial allait bien débarquer deux voitures, dont la MS1 n°25, sur le circuit de Goodwood. En cette fin décembre 1965, après quelques tours de piste, Jackie Stewart avouait avec enthousiasme à son mentor qu’il n’avait jamais conduit un châssis passant aussi bien la puissance motrice. Le reste est entré dans la légende. Moins de quatre ans plus tard, sa Matra-Ford Cosworth était sacrée championne du monde de Formule 1.

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LPremier essai de la Matra MS1 sur l’anneau de Montlhéry

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