26/04/2019 - Portraits
Le plus rapide pendant
dix ans
Jacky Ickx
Jacky Ickx a piloté sous les couleurs de Porsche pendant dix ans. Il revient avec enthousiasme sur le soixante-dixième anniversaire de la marque. Éternel adolescent, il se confie sur ses ambitions de jardinier, évoque la télémétrie et sa vie formidable.
« Pendant près de dix ans, j’ai croisé le fer avec Porsche, avant de rouler pour la marque durant la décennie suivante », lance Jacky Ickx, aujourd’hui âgé de 73 ans, installé à une terrasse bruxelloise. Ils me respectaient depuis toujours et avaient compris que j’étais un sérieux concurrent dans la catégorie des voitures de sport. Il était donc préférable pour eux de m’intégrer dans leur équipe. C’était une autre époque, l’ambiance était plus détendue, l’esprit était différent. Un adversaire pouvait être un partenaire le lendemain et les gens de Porsche étaient particulièrement élégants. Le monde actuel est différent, plus dur. Il y a des enjeux commerciaux importants, de manière générale et dans le monde du sport automobile. Logique aussi, quand on sait que j’ai remporté mon premier Grand Prix il y a déjà un demi-siècle. »
La formule 1 est toujours considérée comme le top absolu. La différence avec les voitures de sport était-elle si grande ?
« Pas vraiment. La philosophie reste la même, pour les monoplaces comme pour les biplaces. Les différences se situent au niveau du poids et de la forme et dans les voitures de sport. Il fallait épargner quelque peu la mécanique si on voulait atteindre la ligne d’arrivée après de nombreuses heures, tandis qu’en formule 1, en principe, on était toujours à fond.
L’époque se caractérisait par l’absence de toute forme d’exclusivité. Le sponsor avait moins d’impact sur le pilote. En 1968, j’ai roulé pour Ferrari en formule 1 alors que je disputais les courses d’endurance au volant d’une Ford GT40. On pouvait aller à gauche et à droite et se constituer un palmarès diversifié. Je me souviens que Jim Clark pilotait une Lotus dans les courses de tourisme et Jack Brabham une Mustang. Et nous avons roulé ensemble en formule 2 et en formule 1, parce que nous n’étions pas liés par un contrat d’exclusivité. Nous étions des professionnels, mais nous restions libres et nous allions où le vent (ou le calendrier) nous portait. En route, nous rencontrions parfois des personnes qui pouvaient changer notre vie. Comme en 1976, quand Porsche a compris que je pouvais être un précieux élément pour les courses d’endurance.
L’entreprise était encore modeste, elle vendait peut-être
35 000 véhicules par an, contre 220 000 aujourd’hui. L’ambiance était à la fois très professionnelle et amicale. Et l’enthousiasme était celui que j’avais connu chez Ferrari, guidé par la passion et la volonté de gagner. C’était un groupe solide qui produisait des véhicules d’excellente qualité et très sûrs, à l’époque autant qu’une assurance vie.
Par la suite, j’ai mieux compris à quel point ce groupe de mécaniciens et d’ingénieurs avait contribué à mes succès. Car il ne faut pas se voiler la face : la victoire est beaucoup plus facile à remporter au volant d’un bon véhicule. Même si le talent et l’art de la conduite jouent un rôle important, le travail fondamental a lieu en amont de la course. Quand on est jeune, on n’y pense pas beaucoup et dans un sens, c’est normal : on est sous les feux de la rampe, on pense que le monde est à ses pieds. Cet individualisme extrême et cet égoïsme sont cependant nécessaires pour réussir dans le sport automobile. Gagner est tout ce qui compte et si on veut gagner, on ne peut pas être amical et avoir de la compassion pour les autres. On brûle de désir de vaincre ses adversaires. Cette volonté de gagner est primordiale.
Mais rendons à César ce qui est à César : l’équipe Porsche dans son ensemble m’a offert la possibilité de remporter une cinquantaine de courses ».
Porsche est resté avant tout un bureau d’étude. Cela a-t-il influencé votre carrière ?
Porsche avait un atout important : ses participations aux courses servaient toujours l’un ou l’autre défi technique. La recherche et le développement étaient systématiquement à la base des succès de course. En réalité, les courses étaient un peu des mises à l’épreuve : l’occasion de démontrer que les solutions conçues par les ingénieurs étaient à la hauteur de la dure réalité.
Il ne faut pas oublier qu’à la base, Porsche est un bureau d’études, un concentré des meilleurs ingénieurs qui donnent le meilleur d’eux-mêmes pour les différents clients de la marque. Ils ont un incroyable bagage technique et leurs solutions rapides et précises leur ont permis de travailler pour différents constructeurs dans l’industrie automobile et en dehors. Ils ont par exemple travaillé sur l’ergonomie de l’Airbus 320, mais aussi pour de nombreux constructeurs automobiles, souvent dans la plus grande discrétion, ce que l’on peut comprendre.
J’ai moi-même expérimenté la puissance des connaissances techniques de Porsche à l’époque où le destin et le calendrier nous ont réunis sur la piste de test de la marque. Ce n’est évidemment pas un hasard : les techniciens de Porsche m’avaient suivi avec attention lors de ma victoire au Paris-Dakar au volant d’une Mercedes Classe G. Cet intérêt reposait sur un défi qu’ils tentaient de relever pour Audi : concevoir une quatre roues motrices.
Sur la piste, j’avais remarqué une 911 de retour de l’East African Safari et je m’étais dit qu’il suffisait de quelques adaptations pour lui permettre de gagner le Dakar. La marque a suivi mon raisonnement, car cette Porsche à quatre roues motrices était la voiture de test parfaite pour le programme d’Audi sur lequel elle travaillait. Et on ne pouvait rêver meilleur terrain de jeu que ce rallye pour découvrir comment elle se comporterait dans les conditions les plus extrêmes. Je savais qu’ils avaient besoin de moi pour ce test et Porsche l’a mis en œuvre. »
Et la suite a donné raison au champion : en 1984, la Porsche 953 (une 911 fortement modifiée avec quatre roues motrices) a pris le départ et remporté le rallye. L’événement est remarquable, car les 4x4 classiques comme l’inégalable Mitsubishi Pajero n’ont pu que s’incliner. En 1986, Porsche a décroché à nouveau la victoire avec la 959, confirmant ainsi la fiabilité de la nouvelle technologie développée par la marque.
Cette innovation a également joué un rôle essentiel aux 24 heures du Mans…
« Tout à fait. La plus prestigieuse des courses de 24 heures a elle aussi été un terrain de jeu pour tester de nouvelles innovations technologiques comme le moteur hybride ces quatre dernières années, les nouvelles transmissions, les turbos ou des applications électroniques pour les roues motrices plus tôt dans l’histoire. Il ne faut pas oublier que Porsche a gagné 19 fois les 24 heures du Mans, un record unique ».
Au Mans, vous étiez deux pilotes. Comment le choix du duo idéal a-t-il été opéré ?
« Le chronomètre désignait le numéro un de l’équipe. Ce privilège permettait de choisir son coéquipier et je dois dire que j’ai eu des pilotes exceptionnels à mes côtés. Je pense à Mario Andretti, Brian Redman, Jacky Oliver, Jochen Mass et bien sûr à Derek Bell avec qui j’ai remporté trois éditions pour Porsche.
L’important était d’être sur la même longueur d’onde, car le réglage du véhicule devait correspondre au style de conduite des deux pilotes. Certains pilotes préfèrent une voiture sous-vireuse tandis que d’autres privilégient justement le survirage. Il existe différents styles de conduite, qui peuvent être comparés à des tonalités musicales différentes. Pendant 24 heures, on partage les joies et les peines, mais on pilote surtout la même machine avec laquelle il faut ne faire qu’un. Et puis, on doit mettre un peu son ego de côté, sans perdre de vue l’objectif commun.
À l’heure actuelle, les choses ont quelque peu changé. À l’époque, il fallait tenir compte des capacités de la voiture, ce qui nous obligeait parfois à épargner la mécanique. Cette approche fait aujourd’hui partie du passé, car une course de 24 heures est désormais vécue comme un sprint. On peut y aller à fond pendant 24 heures. Cela exige énormément de concentration, que la voiture soit partagée entre trois ou même quatre pilotes. »
Quatre pilotes, cela semble beaucoup moins fascinant…
« C’est vrai, mais il existe de nombreuses raisons d’opter pour trois ou quatre pilotes. À mon époque, on était confronté à davantage de difficultés, car l’assistance mécanique était quasiment inexistante. Mais les efforts n’étaient pas constants. Aujourd’hui, la conduite, qui constamment sur la limite, exige une concentration qu’il ne faut pas sous-estimer. Et il y a plus de paramètres, les choses sont devenues beaucoup plus compliquées… »
La télémétrie : un nouvel arbitre ?
« La télémétrie révèle énormément de choses sur le comportement de la voiture et du pilote. On obtient des informations précises et très détaillées. Mais en fin de compte, la touche personnelle du pilote et ses impressions restent déterminantes, à condition de collaborer avec un ingénieur qui est à l’écoute et qui parvient à traduire les souhaits dans les réglages de la voiture… Globalement, tout est devenu beaucoup plus rationnel, car la télémétrie ne ment pas. »
Vous avez récemment disputé plusieurs Mille Miglia au volant d’une Porsche 550 Spyder. Comment avez-vous vécu cette nouvelle rencontre ?
« J’ai disputé la Mille Miglia moderne avec Ferrari, Aston Martin, et même au volant d’une Wanderer, mais j’ai piloté le plus souvent une Porsche Spyder 550, grâce à la collaboration avec Chopard, dont je suis l’initiateur. La 550 Spyder se pilote comme un kart. Le plaisir de conduite est incomparable. Elle est légère, mais pas vicieuse, grâce au réglage du moteur. Elle est donc plus que satisfaisante, en dépit de ses capacités limitées. Le poids globalement plus élevé des véhicules a modifié cette sensation de légèreté : la première Golf GTI pesait à peine 900 kilos, alors qu’on avoisine aujourd’hui les 1 500 kilos. C’est le prix à payer par l’industrie pour plus de sécurité et de confort. »
Il se dit que vous ne vouliez pas devenir pilote de course. Difficile à croire au vu de votre palmarès…
« Et pourtant, c’est la vérité. J’étais un élève très moyen à l’école, mes résultats n’étaient pas fameux. Personne ne croyait en moi. Je m’installais toujours au fond de la classe, près de la fenêtre et du radiateur, et je me perdais dans mes pensées. Je n’étais ni un enfant difficile ni un élève rebelle, j’étais assis là, je regardais par la fenêtre et je voyais le temps défiler. Je trouvais cela extrêmement agréable…
Sur mes bulletins, il y avait toujours les mêmes remarques : « si intelligent, mais tellement paresseux ». Ça aussi, c’était vrai. Mais il se fait que mon père a toujours réagi de manière non conventionnelle face à mes résultats. Il me couvrait de cadeaux. Je promettais de faire mieux, mais je n’y suis jamais parvenu.
Je n’ai découvert le désir de gagner que lorsque j’ai reçu ma première petite moto en cadeau, pour faire du trial. J’ai soudainement compris que j’étais bon dans une discipline et cela a changé ma vie. Je n’étais pourtant pas complexé par ma situation, je rêvais simplement d’une existence au calme comme garde forestier ou jardinier… »
La vie en a décidé autrement. Vous n’avez aucun regret ?
« Entendons-nous bien : j’ai relevé les défis les plus exaltants tout au long de ma vie et j’y ai pris du plaisir, mais en fin de compte, ma vie est totalement à l’opposé de ma nature profonde. Et je peux tout de même dire que j’ai eu une carrière réussie, ce qui veut dire que beaucoup de choses dépendent des gens et des opportunités qui se présentent…
Aujourd’hui, à plus de soixante-dix ans, je peux me consacrer à mon jardin et à mes fleurs. Mais je sais aussi que je ne peux rester inactif et quand je regarde en arrière, je ne peux qu’être reconnaissant pour le chemin parcouru. Lors de mon premier Dakar, j’ai découvert l’immensité du désert et j’ai pris conscience que nous n’étions qu’un grain de sable. Mais j’ai aussi compris que chaque grain de sable avait sa propre histoire.
Ma vie a été différente de ce que j’imaginais, mais elle a été formidable... »
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